Si la proximité du scientifique (historiquement du «savant») et du politique n’est pas récente – que l’on pense à Sénèque et Néron ou à Voltaire et Frédéric II -, elle connaît aujourd’hui des temps difficiles. Les atermoiements de certains dirigeants autour du réchauffement climatique en ont fait la preuve. L’expertise scientifique est en perte de légitimité. La crise actuelle a tendance au contraire à remettre les scientifiques au premier plan.
Désemparés face à l’inconnu, nos dirigeants se sont entourés d’experts: Mme Merkel de la Léopoldina, M. Macron d’un conseil scientifique. Pourtant, en France, le rôle et la position de ce conseil n’ont pas été clairement posés. Résultat: on a entendu M. Delfraissy dire qu ‘«il faut que le confinement persiste plusieurs semaines» (France Inter, 8 avril), que si le confinement n’est pas respecté, «il sera prolongé». Que les séniors «resteront confinés plus longtemps», proposent dont il s’est excusé par la suite. Pourtant ce n’est pas à l’indicatif, ni à l’impératif qu’il devrait s’exprimer, mais tout au plus au conditionnel. Même l’emploi du subjonctif, suggérant l’injonction («il faut»), est plus qu’une faute de goût: c’est à la limite de l’abus d’autorité.
À l’inverse, sur se rappellera que M. Macron a appliqué, le 12 mars, avoir pris la décision de maintenir le premier tour des municipalités «avec l’autorisation du conseil scientifique». De quel droit un conseil scientifique pourrait-il censurer les décisions d’un président de la République? Le mélange des genres est très dangereux: il en va de la crédibilité de la parole scientifique, du sens même de nos représentants démocrates, et, dans le cas présent, de l’avenir du pays et des Français.
De l’autre côté du Rhin, la Léopoldine a aussi donné de la voix. Elle a par exemple préconisé que les théâtres et les stades restent fermés pendant 18 mois, provoquant une vague de réaction des milieux concernés. Pour autant, cela restait une préconisation. Mme Merkel, en dialogue avec les 16 ministres-présidents, a gardé la main sur la décision. Et le président fédéral, Frank-Walter Steinmeier, de rappeler, lors de son allocution pascale, les principes qui guident l’action politique: «Nous sommes une démocratie vivante, avec des citoyens conscients de leur responsabilité, nous écoutons les faits et les arguments , nous nous faisons confiance. »
Vers une «neutralité augmentée»?
La confiance est une entrée intéressante, voiture aujourd’hui, le crédit accordé par nos concitoyens à la parole scientifique est bien faible. Et pour cause: elle est diluée dans un flot d’informations, d’affirmations, de déclarations en tous genres. Au-delà des fausses nouvelles et autres rumeurs, la science est faite de controverses, qui permettent, dans la confrontation de différentes hypothèses et leur mise à l’épreuve méthodologique, de faire progresser la connaissance. Réservés aux experts, ces débats ne sont souvent pas bien compris quand ils entrent dans la sphère publique. Comme il n’est pas en capacité de juger, le citoyen se perd dans ce qu’il prend pour une cacophonie et fini par se faire lui-même sa propre opinion: d’un côté les «charlatans», de l’autre les «Bons» savants. Le débat récent sur la chloroquine l’a montré. Le Pr Raoult avait, au sein de la population, autant de détracteurs que de thuriféraires dans une polémique qui, de contradictoire, est devenu passionnelle.
On ne restaurera pas la confiance dans la science en prenant part à ces controverses. Sur la restauration en expliquant leurs natures, leurs légitimités et en distinguant clairement, dans la méthode, entre les temps de l’expertise et celui de la décision.
Pour ce faire, nous devons aussi repenser ce qui ment la science et la politique et, par ricochet, la société. Max Weber avait défini les termes avec son principe de «neutralité axiologique» (Le Savant et le politique, 1920), qui postule l’objectivité du jugement scientifique comme condition de sa validité. Un siècle plus tard, il faut adapter ce concept à une société dans laquelle le niveau d’expertise général a augmenté et dans laquelle prévaut un certain relativisme de l’information. Il faut aussi le nourrir de l’expérience avérée que la science, soit est expliquée et partagée, est accessible au citoyen et peut contribuer à la compréhension des décisions pertinentes du politique. Bref, il faut renouer en profondeur et à tous les niveaux le dialogue entre sciences et société, du citoyen au dirigeant, et reconnecter la science avec les citoyens, au travers de programmes de recherche participative et d’un apprentissage par et à la recherche dès le plus jeune âge. Tout en garantissant l’indépendance et l’autonomie de la science, sur devrait tendre vers une forme de «neutralité augmentée».
Déconstruire le mythe de la toute-puissance de la science
Au-delà des problèmes qu’elle soulève, la proximité constatée entre science et politique est révélatrice des pouvoirs que nous attribuons à la science. Axel Kahn, président de la Ligue nationale contre le cancer, parlait à juste titre de «toute la puissance de la science» (entretien DNA 23 avril). L’homme occidental du XXIe siècle se croit protégé de la nature et de ses aléas par une science qui réussit à comprendre au point de la dominer. Il se pense à ce point supérieur à elle qu’il n’accepte plus qu’un cataclysme pourrait le menacer, fût-il climatique ou biologique. Ou si elle le fait, c’est la faute à la science. Des morts dans une tempête? La faute aux météorologues. Une éruption trop violente? Mais qu’ont fait les sismologues? Résultat: la fatalité a disparu et, avec elle, le sentiment d’humilité de l’homme.
La toute-puissance de la science est un mythe. Et je le dis avec le plus grand respect pour les chercheurs que je m’y inclus. Car si l’on peut croire en un progrès de la science, il faut aussi en accepter les limites, en ce qu’elles sont source de découvertes à venir. La science ne peut pas agir seule; elle ne peut pas non plus tout résoudre. Ou voilà! On a beau dire aujourd’hui qu’en ayant soutenu plus massivement la recherche fondamentale, on aurait pu éviter la pandémie actuelle, je n’en reste que moyennement convaincu, car pour autant que la science progresse, elle n’éliminera jamais le risque. C’est ce risque aujourd’hui que nous devons apprendre à intégrer dans nos vies, plutôt que de vouloir l’ignorer ou le refouler. Car accepter le risque, c’est accepter la vie. S’en prémunir, c’est la refuser.
Vers une prise de conscience collective?
Beaucoup a vu aujourd’hui que l’irruption des chercheurs dans la sphère médiatique est une prise de conscience de l’utilité de la science. J’y vois au contraire une manière d’interpeller les scientifiques sur ce qu’ils vont pouvoir faire (rapidement) pour nous sortir de là, voire, plus insidieusement, sur ce qu’ils auraient dû faire pour qu’on n’en arrive pas là.
Le politique, qui est aujourd’hui tenu par la société pour responsable des événements sur lesquels il n’y a aucun contrôle, rejetant toujours plus la responsabilité sur ceux qui auraient pu anticiper ou prévoir. La pression sur la science et les chercheurs risque donc de croître encore, et leur autonomie, pourtant nécessaire, de s’étioler.
Ce dangereux «attelage de fortune» du scientifique et de la politique se fera au détriment de l’un comme de l’autre, et donc de la société.
«Science sans conscience n’est que ruine de l’âme», disait Rabelais. Ou la conscience n’incombe pas recherché; elle incombe aussi à la société et à ses dirigeants, dans le statut et la mission qu’ils assignent à la science.